Je crois que le rôle social des entrepreneurs, en plus de faire leur métier, est d’intervenir plus fréquemment dans le débat public. Voilà pourquoi je propose de hacker le travail, c’est-à-dire de trouver les portes d’entrée qui nous permettront de remodeler l’existant et de réinventer une société du travail qui le valorise.
Le travail est de moins en moins considéré. Une partie des intellectuels, des politiques et des journalistes se focalisent sur les aspects négatifs : pénibilité, stress, harcèlement moral et maladies professionnelles… Mais le connaissent-ils vraiment ? Après des études qui, en France, ont pour particularité d’être profondément déconnectées du monde économique, ils s’engagent dans la politique, le syndicalisme, la fonction publique, la recherche… Et c’est depuis ces positions qu’ils font leur gagne-pain du pessimisme ambiant. Mais ce discours démobilise les actifs et nuit à l’image de certains secteurs ou métiers. J’affirme au contraire que le travail, plus que jamais, doit demeurer un pilier dans nos sociétés et qu’il faut en réaffirmer la valeur fondamentale.
Pour avoir vécu au Brésil et aux États-Unis, j’ai pu constater que la manière d’envisager le travail était différente des deux côtés de l’Atlantique. En France, le modèle social fondé sur la fraternité et la solidarité tend à diminuer la part du travail dans le total des revenus. Le système est ainsi fait qu’un ménage en charge d’enfants est normalement assuré de pouvoir se loger et de manger, même en cas de perte d’emploi. Aux États-Unis ou au Brésil, ce filet de sécurité n’est pas garanti et les gens savent qu’ils peuvent vite se retrouver à la rue sans ressources. Cette relative déconnection entre le revenu et l’emploi explique le déclin de l’importance du travail en France. Quand vous dépendez de quelque chose pour votre survie élémentaire, vous lui accordez plus de valeur, c’est aussi simple que ça.
Hérité de l’ère industrielle, le CDI est supposé protéger les travailleurs. Mais il s’inscrit surtout dans un modèle de carrière révolu : l’emploi à vie au sein d’une seule organisation, la progression stable du travailleur dans la hiérarchie et une arrivée tranquille à la retraite. En fabriquant une société du travail qui refuse le risque, nous avons renforcé les menaces individuelles et collectives que nous tentions d’éviter. En effet, le coût de la destruction de l’emploi limite la capacité des entreprises à ajuster leur masse salariale lorsqu’elles traversent une période difficile. Le CDI est le symbole de cette surprotection du travail qui complique tout ajustement de la masse salariale en France. Pour autant, fort logiquement, si le travail est difficile à détruire, les employeurs sont moins incités à en créer. Ils préfèrent recourir au CDD, qui résulte aussi de plus en plus d’un choix des salariés.
Beaucoup de titulaires d’un CDD refusent de passer en CDI car ils gagnent mieux en conservant leur statut et tiennent à la flexibilité tout autant que leurs employeurs. Dans le BTP, les personnels sur les chantiers préfèrent souvent enchaîner des CDD intensément pendant neuf ou dix mois pour s’offrir ensuite deux ou trois mois de vacances. Dans l’hôtellerie-restauration, les personnels aiment bouger d’un établissement à l’autre, faire des saisons, alterner des périodes de forte activité et de repos. Le CDI ne fait pas rêver tout le monde. Entre 20 % et 25 % des intérimaires missionnés par Gojob se font recruter à l’issue d’une mission. Mais il faut savoir que plus de la moitié de nos intérimaires à qui nous proposons un CDI intérimaire le refusent. Et quand ils nous le demandent, c’est souvent pour la seule raison qu’ils ont besoin de contracter un prêt immobilier.
Il faudrait instaurer un contrat unique abolissant la distinction CDI/CDD. Concrètement, l’entreprise comme le travailleur pourront beaucoup plus facilement mettre fin au contrat qui les lie. Ce que ce dernier gagnera en mobilité, les entreprises le gagneront en flexibilité. Cette simplification permettra également d’égaliser les conditions entre les employés en CDI et le reste de la population. Les prophètes du malheur clameront que ce sera la porte ouverte aux licenciements à volonté. La réalité de l’entreprise d’aujourd’hui est tout autre, les licenciements n’interviennent qu’en dernier recours.
Je l’ai personnellement vécue. À 20 ans, je voulais découvrir l’ébénisterie. J’avais lié connaissance avec le meilleur ébéniste de Grenoble, prêt à me prendre en stage dans son atelier pendant deux semaines. Pas question qu’il me salarie, il n’en avait pas les moyens. Je lui ai proposé de m’employer sans me verser de salaire. Hors la loi. J’ai sollicité mon université pour demander une convention de stage. Refusée, mon projet n’entrait pas dans le cadre pédagogique. Trois décennies plus tard, mon fils a voulu devenir bénévole au sein d’un “fab lab”. Il fallait trouver un cadre légal. Impossible de le salarier. Pas de convention de stage envisageable, il était en année de césure. Son lycée refusait mordicus de lui faire faire un stage un an après son bac. Et même s’il était déjà inscrit à l’université, impossible de créer pour lui une « fausse » convention de stage. Récemment, j’ai reçu une demande d’alternance d’une jeune femme en reconversion, hypermotivée. Elle avait trouvé un organisme de formation, ne manquait plus que le financement. Deux solutions alors : passer par les opérateurs de compétences (Opco) ou par Pôle emploi. Bien que je sois entouré d’une équipe RH compétente, cela nous a pris 2 mois, 25 e-mails, 7 coups de fil, 3 rattrapages de dernière minute pour boucler le financement parce que le dossier ne passait pas.
Il faut simplifier la machine administrative pour favoriser la découverte des métiers. On pourrait aussi élargir l’accès aux stages à toutes les institutions et entreprises avec des conventions couvertes par les Urssaf dans le cadre d’un stage pas nécessairement corrélé à l’enseignement académique. Il faudrait aussi généraliser les stages d’apprentissage. En déverrouillant le système, l’apprentissage pourrait fleurir en quelques mois. Comme pour l’auto–entrepreneuriat qui a permis en un an la création de millions de microentreprises par la seule vertu de la simplicité.
Pensé comme une manière d’émanciper les travailleurs des lourdeurs administratives et juridiques du droit des entreprises, ce système a glissé vers un salariat déguisé, dans lequel ils ne bénéficient d’aucun des droits inhérents au salariat. Sans protection juridique devant ces abus, ils sont plus faibles que jamais face à une poignée de plateformes Internet qui ont cartellisé leur secteur. L’auto-entrepreneuriat recouvre aujourd’hui des réalités extrêmement différentes. Les faux indépendants qui n’ont que leur force de travail à vendre doivent être requalifiés en salariés si leurs revenus dépendent à 70 % d’une plateforme. Il revient à l’inspection du travail de resserrer les contrôles et de requalifier ces contrats.
Le travail détaché constitue une fraude légale dont on s’offusque mais qui arrange tout le monde. Les travailleurs détachés des pays de l’Est font certes du dumping social. Mais ils ne prennent pas le travail des autochtones car les Français de souche comme les enfants d’immigrés refusent aujourd’hui de faire ces métiers qu’ils jugent trop pénibles. Parce qu’elles ne paient pas les charges sociales en France, les entreprises qui y recourent, notamment dans le BTP, abaissent leurs coûts de production. C’est comme ça qu’on construit et entretient à moindres frais routes, maisons, stades ou écoles en France. Le client, voire le contribuable, en profite. Les travailleurs détachés aussi. La persistance du travail détaché n’en nourrit pas moins le sentiment d’injustice sociale et fiscale et le populisme, il faut donc le combattre.
Après avoir dirigé plusieurs entreprises de la tech en Europe et aux États-Unis, Pascal Lorne lance en 2015 la plateforme Gojob dédiée au marché du travail temporaire en Europe. Gojob compte aujourd’hui plus de 15 000 salariés intérimaires et un portefeuille de plus de 900 clients, parmi lesquels de grands groupes de l’industrie, de la grande distribution, du tertiaire ou encore de la logistique. En parallèle, Pascal Lorne s’investit dans des think tanks et associations telles la French Tech, French Impact, le Campus de l’Inclusion.
Une interview à retrouver ici